Les histoires

Les Géants Sensibles

Depuis des siècles, les glaciers du massif Mont Blanc rythment la vie des gens. Mais les géants de glace réagissent eux-aussi aux changements de la nature. Le glaciologue Luc Moreau travaille sur cette relation homme – montagne.

Une douce soirée au mois d’août, on se trouve à Argentière, à dix kilomètres au nord de Chamonix. Le petit village se situe à environ 1 200 m d’altitude, mais il fait toujours assez bon pour être dehors. Luc Moreau s’est installé sur les marches de façade devant l’église, il porte une chemise bleue en flanelle et des chaussures de sport. Il vient du foyer socioculturel du coin où il a tenu sa conférence hebdomadaire sur les glaciers comme tous les étés. Néanmoins, il a trouvé du temps pour Best of the Alps et nous parle des glaciers. Il reste une petite heure avant qu’il ne parte pour le prochain congrès. Il portera sur le même sujet : les glaciers et le travail du glaciologue.

Monsieur Moreau, votre vie professionnelle est entièrement vouée à la glaciologie. Cette fascination, d’où vient-elle ?

Luc Moreau: Bonne question ! Les glaciers sont toujours un mystère en quelque sorte, je trouve. Ils ont quelque chose d’authentique, d’archaïque voire de violent. En même temps, on sait qu’ils réagissent à leur environnement avec une sensibilité particulière. Ce sont des monstres gigantesques, mais des monstres sensibles. Mais regardez autour de vous – ne sont-ils pas merveilleux ?

D’un geste généreux, Luc Moreau pointe sur les sommets gelés derrière nous qui, sous les rayons du soleil couchant, offrent un décor impressionnant. A quelques kilomètres d’ici, au pied de l’Aiguille verte qui se dresse devant nous, le glacier d’Argentière s’écoule vers l’aval. C’est un peu son « glacier à lui », on dirait. Après ses études de géographie à Grenoble, il est venu à Chamonix en 1985 pour étudier la glaciologie. Son diplôme de master traite du mouvement du glacier d’Argentière.

Le mouvement des glaciers et l’hydrologie des eaux provenant de la fonte des neiges sont votre spécialité. Comment l’expliquer à une personne sans connaissances antérieures ?

Luc Moreau: Il s’agit du rapport entre la masse du glacier, les eaux de fonte et la vitesse de glissement du glacier sur son lit rocheux. Lorsqu’il perd en volume, la vitesse d’écoulement se réduit en même temps. Bien-sûr cela change d’un glacier à l’autre. Ça dépendra de sa nature – glacier de vallée ou suspendu, chaud ou froid …

Ça existe, les glaciers « chauds »?

Luc Moreau: Oui, on fait la distinction entre glaciers froids et tempérés. La température des glaciers tempérés est parfois susceptible de dépasser le point de fusion de la glace. Celle-ci peut former un film d’eau sur lequel le glacier avance. Dans le cas des glaciers froids qui existent seulement au-dessus de 4 000m, par exemple sur le sommet du Mont Blanc ou dans les régions polaires, la température est bien inférieure au point de fusion et la glace reste donc collée au lit rocheux. Dans ce cas-là, la vitesse de glissement est nettement réduite.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Luc Moreau: J’ai toujours une mission de recherche ici, directement sur le glacier d’Argentière, avec pour but de conserver les eaux de fonte. Ces eaux sont acheminées par un système de tunnels vers un étang à une dizaine de kilomètres d’ici où on les transforme en énergie propre. De plus, je dirige des expéditions de temps à autre vers le Groenland ou la Patagonie etc. Je tiens beaucoup à transmettre mon savoir. Je suis enseignant en glaciologie à l’Ecole Nationale pour l’alpinisme à Chamonix, conférencier dans plusieurs universités et guide pour les tours qui mènent aux glaciers de la région, à la Mer de Glace par exemple.

Glacier le plus grand de France, la Mer de Glace figure parmi les destinations de randonnée les plus populaires de la région. Pour tous ceux qui n’aiment pas trop la randonnée, il y a un vieux funiculaire à Chamonix qui vous emmènera jusqu’au point de vue du Montenvers d’où vous aurez une vue spectaculaire sur la langue du glacier qui fait 12km de long et serpente entre les montagnes. A quelques points du glacier, l’épaisseur dépasse les 400m. Mais le glacier recule depuis des décennies. Dès les années 1960, on a construit un téléphérique qui descend du Montenvers jusqu’à la surface du glacier. Aujourd’hui, ce téléphérique ne mène plus directement à la glace et il a fallu construire un escalier de 300 marches pour y arriver.

Selon des calculs actuels, la Mer de Glace perd entre quatre et six mètres d’épaisseur par an. Etes-vous inquiets pour la situation des glaciers ?

Luc Moreau: Oui et non. Ces 25 dernières années, on avait des étés très chauds et la glace en souffrait naturellement. Mais ce n’est pas la première fois que les glaciers reculent. Au cours des 10 000 dernières années, il y avait non moins de dix périodes de refroidissement au cours desquelles la taille des glaciers a changé plusieurs fois. Prenons le glacier d’Argentière : il a reculé de trois kilomètres en deux siècles, une perte qui correspond à un tiers de son volume. Il y a 5 000 ans, il avait rétréci de quatre kilomètres par rapport à la dernière réduction ! Dans la dernière période glaciaire, entre le Moyen Age et le 19e siècle, il a grandi jusqu’à arriver au village. Aujourd’hui, on est au niveau du Moyen Age.

Il y a donc un changement naturel. Mais quel rôle joue l’homme pour le retrait des glaciers – pensons au réchauffement climatique ?

Luc Moreau: On sait bien qu’on est en train de changer la composition de l’atmosphère d’où un réchauffement constant de celle-ci. Mais connaître le vrai rôle de l’homme est chose difficile. Les choses ne sont pourtant pas aussi simples que l’on puisse dire : le climat se réchauffe et c’est la raison pourquoi les glaciers disparaissent. J’avais parlé de monstres sensibles au début – les glaciers sont parmi les éléments de la nature qui réagissent très rapidement aux conditions environnantes. Entretemps, on sait que les précipitations y sont pour beaucoup : il faudrait plutôt des hivers chauds et humides que des hivers froids sans neige. Mais on est loin de connaître tous les facteurs.

Quelle est l’importance des glaciers pour les gens de la région ?

Luc Moreau: Une très grande bien-sûr ! On en profite pour gagner de l’énergie propre, on en profite pour le tourisme. Les glaciers définissent le caractère des régions. Jadis, les gens étaient inquiets parce que les glaciers avançaient au point de détruire les villages. Aujourd’hui on s’inquiète parce qu’ils disparaissent.

Le temps passe vite sur les marches devant l’église d’Argentière. Luc Moreau regarde sa montre et se tape sur le front, effrayé : « Oh non, je n’ai pas vu passer le temps, je vous laisse, mon congrès m’attend ! » Evidemment, ce n’est pas la première fois que ça lui arrive en parlant de sa passion. Encore une petite question, la dernière : A-t-il un glacier favori ? Il réfléchit brièvement. Puis il montre sur le glacier d’Argentière : « C’est le premier que j’aie étudié. Et puis c’est tout simplement un très beau bureau ! »

www.moreauluc.com

Texte: David Schwarzenbacher // friendship.is
Photos: Florian Lechner // friendship.is

2 novembre 2016

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